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Caterina Franco

La construction d’un territoire pour le tourisme de masse.

Le cas des Alpes franco-italiennes.

 

L’architecture de loisir dans l’après-Seconde Guerre mondiale

Dans l’après-guerre, en Europe, les architectes sont invités à répondre à la nécessité de concevoir de nouveaux espaces et infrastructures pour une société qui commence à ressentir les effets d’une période de prospérité et de croissance économique. À partir des années cinquante, des phénomènes tels que le tourisme, le sport et les vacances d’été et d’hiver s’amplifient, encouragés par les politiques du Welfare State qui, de différentes manières selon les pays, les rend accessibles aux masses, à travers une démocratisation du droit au loisir. Dans une récente conférence internationale intitulée Architecture for leisure in post-war Europe, 1945-1989[1], la critique Hilde Heynen souligne l’intérêt actuel de la part des historiens pour l’étude de cette période, décrite par certains comme une époque d’anxious modernisms[2]. L’architecture se trouve alors dans l’obligation de devoir donner une forme à ces nouveaux espaces et structures à imaginer pour le loisir, au moment même où elle n’est plus capable de fournir des réponses toutes prêtes, suite à une période de remise en question de l’héritage laissé par le mouvement moderne.

La recherche se concentre sur une région dans laquelle ce phénomène se manifeste par une véritable transformation physique du territoire, de même que du tissu social et culturel. Luigi Zanzi, dans un article de la revue Histoire des Alpes, écrit : « Les montagnes, et en particulier les Alpes, sont probablement les régions du monde où l’effet de transformation de la civilisation depuis l’avènement du tourisme a été le plus incisif et dévastateur »[3]. En effet, dans le deuxième après-guerre, suite à une période de croissance économique et du fait d’importants changements sociaux comme l’introduction des congés payés (1937 en France) ou la diffusion des sports d’hiver, les sommets des Alpes deviennent, pour de brèves périodes dans l’année, une destination privilégiée pour un grand nombre de touristes provenant des milieux urbains. De nouveaux centres touristiques sont construits à haute altitude avec une vocation touristique spécifiquement hivernale, caractérisés par le fait d’avoir des structures résidentielles et des équipements mécaniques.

Cette recherche interroge, dans une perspective transfrontalière, la construction de divers systèmes d’infrastructures pour le tourisme de masse dans les sites de haute montagne. Nous nous intéressons en particulier à la période 1960-1975, qui a vu l’affirmation et la crise d’un modèle de planification. L’objectif, dans un premier temps, est d’analyser les principaux questionnements qui ont motivé les différentes études effectuées sur ce sujet au cours des dernières années. Ensuite, nous proposerons de nouvelles clés de lecture, à la lumière des problématiques actuelles se donnant les sites alpins d’altitude comme objet de recherche.

La station de sports d’hiver comme prototype d’architecture moderne

À partir des années soixante, en France, le modèle de station réalisée en site vierge s’affirme, né d’une concertation entre pouvoirs publics et privés, souvent sous la direction d’un organisme de contrôle central. Dans certains cas particuliers, la volonté d’un promoteur unique s’associe au travail d’un seul concepteur qui guide et gère la réalisation, du plan d’urbanisme jusqu’à l’échelle architecturale. Ce modèle de station intégrée arrive plus tard dans les Alpes Italiennes, qui avaient pourtant vu la réalisation de Sestrières comme cas pionnier (1930). À partir du milieu des années soixante, suite à l’arrêt de certaines conditions économiques et sociales qui en avaient garanti le succès, le modèle entrera en crise. On verra apparaître des stations-village de style néo-régionaliste, parfois pensées par les mêmes architectes qui, quelques années auparavant, avaient construit des paquebots sur la neige[4]. Dernièrement, la recherche architecturale s’est intéressée à ce sujet pour le caractère paradigmatique de ces nouveaux centres, nés loin des tissus consolidés et identifiés comme de véritables prototypes de villes entièrement vouées au loisir et au temps libre. En 1958, le géographe Claude Raffestin écrit : « Dès lors, la nature et la culture du lieu touristique n’existent pas en soi, mais à travers un procès qui est instruit hors du lieu. (…) La nature et la culture du lieu touristique n’ont pas pour support celles du lieu géographique réel »[5]. À travers cette histoire, on a lu en filigrane l’aventure et la crise d’un modèle d’architecture en montagne et, plus en général, le cas alpin a servi à réfléchir sur le rôle de la modernité dans la deuxième moitié du XX siècle.

De nouveaux enjeux du territoire questionnant l’approche de la recherche architecturale

Aujourd’hui, plusieurs facteurs interrogent la durabilité du modèle urbanistique, économique et social de la station de sports d’hiver née dans les Trente Glorieuses. Premièrement, le changement climatique rend incertaine la présence de neige en altitude, mettant en crise les structures spécialisées dans la pratique des sports d’hiver.

La nécessité de fabriquer la neige artificiellement, la manutention des équipements mécaniques et des structures existantes provoquent une augmentation des coûts de gestion, fait qui contribue à un accroissement des prix pour la clientèle. Des structures initialement pensées pour accueillir les touristes en masse se tournent alors vers une clientèle plus aisée, d’autres mettant en commun leurs domaines skiables. Concernant le marché immobilier, l’utilisateur refuse aujourd’hui le logement-cellule imaginé par les architectes des années soixante et soixante-dix ce même que les contrats de copropriété, préférant privilégier de nouvelles modalités et temporalités de fréquentation de la montagne. Les lits froids – appartements inoccupés par leurs propriétaires et qui ne sont pas loués – sont devenus de plus en plus fréquents et constituent un phénomène dangereux pour l’activité commerciale de la station. En outre, en Italie comme en France, un processus de réorganisation des compétences en matière de gouvernance territoriale, entre métropole et nouveaux groupements de communes, est en cours, avec la volonté, notamment, de repenser la relation entre les terres hautes et les centres urbains. Ces établissements touristiques se trouvent confrontés à des problèmes propres à un territoire beaucoup plus vaste que celui de la simple empreinte, sur le terrain, de la station elle-même.

De la station-objet architectural vers la station comme processus de transformation d’un territoire

Dans ce travail de recherche, nous proposons donc de passer de l’étude de l’objet architectural à une analyse conduite à une plus large échelle. L’hypothèse motivant une telle approche est construite sur l’idée que les stations touristiques, tout en étant des modèles basés sur la concentration et l’isolement spatial, sont indissociables de processus de transformation impactant des territoires le plus souvent très étendus.

Pour ce faire, nous avons construit une méthodologie de recherche permettant d’appréhender les différentes échelles en jeu pour comprendre le lien entre la station et son site, ce dès sa conception et construction, jusqu’à aujourd’hui ; sont pris en considération le projet, la réalisation, et la dichotomie éventuelle existant entre les deux moments. Dans les perspectives que se donne cette recherche, l’ancrage au lieu est considéré comme un aspect stratégique pour le devenir de ces infrastuctures.

Les hypothèses seront testées à travers différents cas d’étude. Une approche transfrontalière nous permettra d’observer divers modèles d’aménagement, selon le changement de contexte politique et économique. À ce jour, nous avons fait le choix de nous concentrer sur trois exemples qui ont pour point commun d’avoir vu l’intervention de Laurent Chappis (1915-2013), urbaniste et architecte français qui a dédié sa vie à l’aménagement de la montagne, tant en France qu’en Italie, voire dans d’autres Pays du monde.

La présente contribution utilise comme sources principales des documents du fonds Chappis conservés aux Archives Départementales de Chambéry, et encore peu explorés par les chercheurs, ainsi que des analyses menées sur les différents sites. Notre sélection comprend les stations de Chamroussse, Pila et Sept Laux, avec une attention particulière portée aux relations existant entre : les caractéristiques géomorphologiques, l’ensemble des acteurs mobilisés sur le projet, les réseaux d’infrastructure reliant la station avec son environnement proche et lointain.

Chamrousse (Isère), station de deuxième génération

Chamrousse se situe sur le versant nord du massif de Belledonne. Actuellement, la connexion avec Grenoble, qui est à environ 14 km à vol d’oiseau, est objet de débats. La discussion tourne autour d’un projet de téléphérique qui lierait la station à la ville. De fait, dès l’origine, l’initiative de créer une station ne part pas de Grenoble mais de Saint Martin d’Uriage, qui forme une Région d’Urbanisme avec d’autres communes de la vallée. L’opération démarre en connaissant de multiples difficultés financières. À partir de 1944, l’intervention du Département permettra d’acquérir des terrains grâce à une procédure d’expropriation d’utilité publique ; il confiera ensuite la réalisation de la station à la SAC (Société d’Aménagement de Chamrousse), caractérisée par une importante participation publique.

Selon Chappis, appelé par le Département en tant qu’Urbaniste Conseil, la situation de la station – éloignée des frontières nationales et limitant donc de ce fait la possibilité d’arrivée de touristes étrangers –, a été la cause principale expliquant l’indifférence du Gouvernement Central et l’absence de contributions financières de sa part. Chappis intervient sur un projet déjà en cours en essayant de limiter le nombre de lits construits en fonction du domaine skiable, et de connecter les deux parties originaires de la station, Roche Beranger et Le Recoin, chacune étendue sur une commune différente. De fait, lors des Jeux Olympiques de 1968, la station fonctionnera comme un tout et, en 1989, Chamrousse acquerra le statut de commune avec une surface qui correspond à celle du domaine skiable. Il est intéressant de remarquer, qu’en 1940, une proposition d’aménagement est promue par les communes au pied du massif qui imaginaient déjà un système de connexion territoriale, avec la prévision d’un pôle estival et un pôle hivernal, reliés aux communes de la vallée. Chappis, en 1960, avait lui aussi imaginé une station diffuse, où les fonctions étaient positionnées à des niveaux différents et connectées par routes ou équipement mécaniques. Le projet sera qualifié comme utopique par le même auteur, et il ne sera jamais publié.

Projet idéal pour Chamrousse, 1960, Archives Départementales de Chambéry, 30J146

Pila (Valle d’Aosta), station de troisième génération

La station de Pila est à quelques kilomètres d’Aosta, placée sur une terrasse naturelle orientée au nord, s’inclinant vers la ville. La conformation actuelle de la station est le fruit d’un projet commencé en 1963 sous l’initiative de la STIFA, société italo-française, qui comprend le groupe FIAT et Rothschild parmis les fondateurs. La société signe une convention avec Gressan, seule municipalitésupport de la station. Les possibilités économiques considérables de la société et la situation peu fragmentée de la propriété foncière facilitent les opérations, et l’achat d’une grande partie des terrains, autorisé par la Région, est géré par une négociation privée.

Une fois la maîtrise foncière garantie, le projet pour Pila de Chappis peut être décrit comme un modelage du terrain qui s’est rendu disponible à l’emplacement de la station. Dans ce cas, le plan pour Pila répond à l’ambition de réaliser une station internationale, capable d’attirer les touristes étrangers. La coïncidence de la construction entre les années soixante et soixante-dix du tronçon d’autoroute qui lie Aosta avec Turin ou Milan, ainsi que l’ouverture, en 1965, du tunnel du Mont Blanc, expliquent les origines de cette vision, qui n’était pas présente avant guerre. En effet, si on avait caressé l’idée de réaliser une station sur la cuvette de Pila à partir des années vingt, la réflexion s’était concentrée, jusqu’à la fin des années cinquante, sur la connexion de la station avec Aosta, et ce jusqu’à la création, en 1957, d’une télécabine qui écourtait sensiblement les temps de déplacement.

Nous pouvons nous interroger si, aujourd’hui, le fonctionnement de la station est lié effectivement à la fréquentation d’une clientèle étrangère, ou si Pila concrétise plutôt le rôle de stade de neige pour la ville.

Sept Laux (Isère), projet pour une station de quatrième génération

Dans les mêmes années, Chappis est chargé par le Département de l’Isère de l’aménagement du massif des Sept Laux. Le projet est lancé par un Groupement d’Urbanisme, qui comprend plusieurs communes de la vallée du Grésivaudan. La position de la station, à mi-route entre Grenoble et Chambéry, invite à la penser comme un champ de neige pour les habitants des deux villes. Chappis élaborera une réflexion guidée par la conformation topographique de la vallée. Sur le versant ouest du massif, de larges replats se succèdent à une altitude variable entre 600 et 1000 m. L’urbaniste imagine alors positionner les résidences touristiques à cette hauteur, dans le cœur des villages existants encore caractérisés par une activité agricole et pour cela toujours habités.

Le développement du massif aurait pu s’organiser autour d’une route-balcon doublée par une piste de fond, pensée pour ramasser les skieurs et les amener plus en haut ou plus en bas, à travers des équipements techniques. Les dimensions du domaine skiable se rendent indépendantes du nombre de lits. « C’est la première fois que se dégage pour moi une solution prenant compte non seulement le massif, mais aussi les vallées et le contexte d’environnement. C’est de cette définition que découlera plus tard ce que j’ai appelé la Quatrième Génération »[6]. L’idée de Chappis ne verra jamais le jour pour diverses raisons : une opposition des communes qui auraient dû héberger les nouveaux établissements, et du Département qui, pour pouvoir s’assurer des financements de l’état optera pour un modèle traditionnel avec résidences au bord des pistes.

Perspectives : outils pour l’étude d’un Système Touristique

Les trois exemples représentent différentes étapes de l’évolution d’une station touristique de haute altitude. Toutefois, ils démarrent à une courte distance l’un après l’autre et peuvent être considérés comme le résultat de trois différents modèles de relation du projet avec le site.

Le point d’observation devient le territoire, lu comme résultat d’une synergie entre établissements humains (organisés sur bases culturelles) et environnement (organisé sur bases géologiques et biologiques) (Magnaghi, 2000) .[7] Les variables que l’on prend en considération ne sont pas seulement les édifices, mais aussi les réseaux d’infrastructure et les réseaux techniques, les pistes de ski et les équipements mécaniques, les relations entre les auteurs du processus constructif. Ces éléments sont identifiés par Laurent Tissot comme étant les composantes d’un Système Touristique, modèle théorique qu’il utilise pour décrire la naissance de la ligne du chemin de fer MOB. Selon l’historien suisse, « L’objet ne prend sens que dans ses relations avec d’autres objets qui lui donnent la possibilité de fonctionner, mais aussi d’être accepté à un moment donné ». [8]

L’étude de l’histoire d’un territoire devient donc complexe : il faut travailler à différentes échelles, avec une multiplicité d’informations et selon une approche à la fois diachronique et synchronique. Il faudra, donc, pour poursuivre la recherche, développer des modèles qui permettent de décrire ce degré de complexité. Notre intention sera d’utiliser comme outils les moyens propres à l’architecte tels que le dessin ou la cartographie, à la fois pour comprendre les documents orignaux et synthétiser les informations. Enfin, ce travail s’appuie sur la pensée du laboratoire Métiers de l’Histoire de l’Architecture : édifices-villes-territoires, qui considère l’histoire en elle-même un instrument pour la compréhension de notre présent. Ainsi, on s’intéresse à un processus qui s’est achevé entre la fin des années cinquante et la première moitié des années soixante-dix pour comprendre l’état actuel de ces lieux et alimenter une réflexion sur les stratégies pour leur développement futur.

[1] GOSSEYE, Janina, Hilde HEYNEN (dir), “Architecture for leisure in post-war Europe, 1945–1989: between experimentation, liberation and patronization”, The Journal of Architecture, 18:5, novembre 2013, Conference Architecture for Leisure in Post-war Europe, 1945-1989, Louvain, 2012.

[2] GOLDHAGEN, Sarah Williams, Réjean LEGAULT (dir), Anxious modernisms: experimentation in postwar architectural culture, Montréal, Centre Canadien d’Architecture, MIT Press, 2000.

[3] ZANZI, Luigi, “Le Alpi nell’«era del turismo». Alcune problematiche di metodologia storiografica”, Histoire des Alpes, n° 9, 2004, p. 63.

[4] Voir, entre autres, CAEN, Jean-François (dir.), Stations de sports d’hiver, Lieux dits, Lyon 2014 et WOZNIAK, Marie ; Jean-Paul, GUERIN (dirigé par), L’architecture dans l’aventure des sports d’hiver, : stations de Tarentaise (1945-2000) : l’image de la montagne en construction : s’inscrire dans le temps, s’ancrer dans l’espace ? , 2004, Université Joseph Fourier (Grenoble).

[5] RAFFESTIN, Claude, “Nature et culture du lieu touristique”, dans Méditerranée, n 3, 1958

[6] CHAPPIS, Laurent, Ma montagne… du rêve à la réalité – Tome 1, 50 ans d’études d’urbanisme en montagne, FACIM, 2011

[7] Voir MAGNAGHI, Alberto, Il progetto locale, Bollati Boringhieri, Torino, 2000

[8] TISSOT, Laurent « À travers les Alpes : le Montreux-Oberland Bernois ou la construction d’un système touristique, 1900-1970 » p.227-244, dans Histoire des Alpes, n. 9, 2004